Brad Mehldau

Piano

Jazz

Asseyez-vous confortablement, le concert va débuter et apprêtez-vous à y participer en toute confiance. Si Brad Mehldau est bien l’un des plus grands pianistes au monde et qu’il a l’habitude de se livrer à de nombreuses prouesses, il reste avant tout un explorateur en quête de nouveaux territoires sonores. Parmi ses multiples escapades : des standards de comédies musicales et de jazz (John Coltrane, Thelonious Monk, Bobby Timmons) jusqu’aux « nouveaux » standards de la culture pop (les Beatles, Radiohead, Paul Simon), du répertoire de musiques savantes revisitées (After Bach) à des compositions contemporaines avec orchestre (Variation on a Melancholy Theme) parfois augmentées de son trio (Largo), en passant par les expérimentations électroniques les plus intrépides (Finding Gabriel), du solo au trio en passant par le duo (avec Pat Metheny ou encore Charlie Haden), du composé à l’improvisé, mais aussi rythmiques inhabituelles et grooves cadenassés, croches volantes et arpèges brisés, accords violents et toucher léger, ostinato, polyrythmie, blues, écarts et embardés… Avec Brad Mehldau, les formes d’expression semblent sans limite – les auditeurs du concert qu’il a donné dans le cadre de la programmation de Grands Interprètes de 2019 s’en souviennent à coup sûr.Mais voilà : ce soir il n’y a ni clavier électronique, ni section rythmique inoxydable, ni orchestre, ni pédale d’effets. Ce soir, Brad Mehldau abandonne son légendaire trio pour se confronter à lui-même, seul, face à son instrument. Ce soir, le musicien s’inscrit dans la longue tradition du piano solo : d’Art Tatum, pianiste afro-américain aveugle des années 1930-40 dont la virtuosité donnait à croire que l’on écoutait un quatre main, jusqu’à Keith Jarrett qui a assurément porté l’art du solo au plus haut niveau du début des années 1970 à aujourd’hui. Et c’est précisément au moment où Jarrett tombe malade, à la fin des années 1990, que Brad Mehldau apparaît au-devant de la scène jazz avec son trio, ce qui a entraîné certains commentateurs à établir une filiation historique reliant Brad Mehldau à Bill Evans, en passant par Keith Jarrett.Possédant ce conséquent héritage dans son bagage musical, Brad Mehldau est donc parvenu pour autant à se frayer une voie dans ces eaux jazzistiques pour le plus grand plaisir de ses auditeurs qu’il entraîne en des profondeurs jusqu’alors insoupçonnées de la créativité. Après tout, ce n’est guère surprenant : si l’exercice du piano solo demande à celui qui s’y exerce la plus grande polyvalence et de nombreuses ressources personnelles, la maîtrise technique de Mehldau, sa compréhension des différents styles de jazz, sa formation classique et son intérêt profond pour les musiques actuelles font du pianiste étatsunien le candidat idéal à un renouvellement bienvenu de la pratique. Si, en 1975, le Köln Concert de Keith Jarrett avait touché un large public en fusionnant de manière singulière jazz, classique, musiques populaires et du monde, de la même manière Mehldau continue d’élargir les frontières en intégrant nombre de hits issus cette fois du rock et de la chanson. Peut-être en reconnaitrons-nous quelques-uns ce soir ?

Depuis l’apparition de l’enregistrement jusqu’à l’apogée des réseaux sociaux et des plateformes de streaming, la tendance à faire tomber les barrières entre les styles et les genres musicaux n’a cessé de croître. La discographie de Brad Mehldau témoigne d’une volonté sincère de pénétrer toutes les sphères musicales en multipliant les collaborations avec des artistes davantage tournés vers la folk (Becca Stevens, Chris Thile) et même vers les musiques électroniques à tendance rock (Louis Cole, Mark Guiliana). D’autre part, a l’instar de Herbie Hancock et Miles Davis, son art a également charmé le monde du cinéma : de Stanley Kubrick à Clint Eastwood, plusieurs de ses interprétations ont été utilisées pour l’image et une collaboration avec le réalisateur français Yvan Attal a même donné lieu à la création de la bande originale du film Mon Chien Stupide sorti en 2019.

À quel pianiste serons-nous confrontés ce soir ? Celui de son premier album solo, Elegiac Cycle gravé en 1999, ou celui de son dernier en date Your Mother Should Know: Brad Mehldau Plays The Beatles ? À moins qu’il ne se réfère à l’une de ses trois captations de concert (Live In Tokyo, Live in Marciac, 10 Years Solo Live) ? Peut-être aussi fera-t-il référence à la musique de Jean-Sébastien Bach (After Bach où les pages du Cantor de Leipzig se voient entrecoupée de pièces originales), ou se dirigera-t-il vers sa Suite: April 2020 enregistrée pendant la pandémie et dont la musique est inspirée des « sentiments profonds » liée à cette période insaisissable ? Autant d’albums que de façon d’aborder le piano solo en 25 années d’évolution mues par une passion inébranlable et une pratique acharnée du piano.

Résultat : une conception globale où composition savante et improvisation sont mises sur un pied d’égalité, Beethoven étant un modèle essentiel – d’un thème parfois assez commun, il parvient à élaborer un monument en recourant au principe des variations amplificatrices. De la sorte, il atteint au cosmique en créant de grandes fresques où il établit des conditions à même de provoquer la sensation du sublime chez l’auditeur, à savoir « un sentiment éprouvé devant le […] grandiose qui nous fait ressentir notre petitesse » selon Michel Onfray (La Raison des sortilèges où il explique le sublime selon Kant). Et cela en improvisant !

Dans tous les cas, laissez-vous emporter par le magicien ! Ses doigts vous joueront des tours, la mélodie se retrouvera parfois la tête en bas, et votre riff préféré sera probablement caché dans une polyrythmie dont il a seul le secret… Mais quoi que Brad Mehldau joue ce soir, gageons que surgira de ses improvisations ces instants uniques, qui suspendent le temps et font vibrer le corps tout entier.

Nathan Arnoult (doctorant de musicologie à l’Université Toulouse Jean Jaurès)